Biographie

Janine Niepce – Photographie de Jean-Loup Sieff

 

Janine Niepce, photographe française, dans la maison familiale, avec le briard de sa soeur. Rully (Saône-et-Loire), 1993. Photographie de Lily Franey. Fonds Janine Niepce (1921-2007).

 

Janine Niepce est née le 12 février 1921 à Meudon dans une famille de vignerons bourguignons. Elle est une parente éloignée de Nicéphore Niepce.

En 1944, elle obtient une licence d’Histoire de l’Art et d’Archéologie à la Sorbonne et, à la même époque, développe des films pour la Résistance. Elle participe aussi à la libération de Paris comme agent de liaison.

Elle est l’une des premières françaises à exercer le métier de journaliste reporter-photographe en 1946 et parcourt la France pendant plusieurs années. Elle témoigne à la fois de ce qui disparaît et montre l’évolution de la société (la première télévision en 1963, les moyens de transport rapides,…) avec leurs différences à la campagne, en province et à paris. Puis, à partir de 1963, elle voyage en Europe et dans le monde (Japon, Inde, Cambodge, Etats-Unis, Canada). En mai 1968, elle couvre les évènements vêtue en touriste étrangère.

Janine Niepce (1921-2007), photographe française. Autoportrait. Paris, 1980.

Entre 1970 et 1980, elle suit les luttes des femmes pour la liberté de la contraception et de l’IVG, et pour l’égalité des salaires avec les hommes. De 1984 à 1986, elle fait des reportages sur les métiers des technologies de pointe pour le Ministère de la Recherche. Elle est nommée Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en 1981 et Chevalier de la Légion d’Honneur en 1985.

C’est lors de l’exposition Visa pour l’Image en 2000 que l’on signale que Janine Niepce est la seule photographe qui a témoigné pendant un demi-siècle de l’évolution des femmes et de leur histoire. Elle a en effet suivi toutes les luttes féministes pour la contraception ou la parité mais aussi les femmes dans leur vie quotidienne, familiale et professionnelle.

De très nombreuses expositions ont été réalisées dont certaines sont itinérantes en France et à l’étranger.De 1955 à mars 2010, les photographies de Janine Niepce ont été diffusées par l’agence Rapho dans la presse française et internationale ainsi que dans l’édition. Depuis juin 2010, l’ensemble du travail de diffusion est repris par l’agence Roger Viollet.

Janine Niepce , photographie de Robert Doisneau.

De ses 18 livres, 6 ont été publiés depuis 1992 : « France. Niepce-Duras » aux éditions Actes Sud, « Les années femmes » en 1993, « Mes années campagne » en 1994, « Images d’une vie » en 1995 aux éditions De La Martinière, « Les vendanges » en 2000 aux éditions Hœbeke et « Françaises Français 1944-1968, le goût de vivre » Imprimerie Nationale-Acte Sud.

De 2000 à 2007, elle intervient à l’ école internationale de photographie Spéos et soutient activement la création du musée Maison Nicéphore Niépce.

 

Janine NIEPCE par elle-même (Postface du livre France)

DES ETINCELLES DE VIE

Je photographie les êtres humains « sur le vif ». Je ne me suis jamais ennuyée. J’aime travailler seule, sans rendez-vous précis, sur un sujet que j’ai choisi, déjà vendu, c’est plus rassurant! Il faut avoir du temps devant soi. Ne pas laisser échapper ce qui, hors du reportage, est un hasard heureux, fugitif. Ainsi sont nées mes meilleures photographies. Tout va très vite ; des personnages repérés, pris dans le viseur, des regards, des gestes significatifs, je ressens une émotion, j’appuie sur le déclic. Ce n’est pas un petit oiseau qui s’envolera, mais ce qui passe de mon coeur dans l’image, mystérieusement. Ce sera une des rares photographies qui augmentera mon « trésor ». Malheureusement, les conditions de travail ne sont pas toujours aussi bonnes. Se faire accepter dans des milieux non éveillés à l’intérêt de l’image, ou craintif de son aspect, est délicat. Les jours où l’on regarde sans voir sont pénibles. Il faut tout de même rapporter les documents demandés. Et l’attente d’une lumière harmonieuse ! L’anxiété de ne pas « vendre les idées » des reportages proposés!
Malgré les difficultés j’espère avoir un appareil en main, toujours. Ce métier m’apparaît fait pour moi. Il me permet des vies multiples. Il m’oblige à faire la synthèse d’un événement. Quelquefois une seule image doit illustrer un article complexe. Je suis fascinée par la télévision. Souvent je vois sans assimiler les images qui défilent vite, trop vite. Un livre de photographies sévèrement sélectionnées, soigneusement imprimées, gardera une place de choix, aux côtés des multiples inventions visuelles du futur.

LES YEUX DES AUTRES ET LES MIENS

Ma sœur ainée me répondait invariablement « je ne te crois pas, prouve-le ». Il me fallait beaucoup de mots pour décrire les scènes que j’avais vues. Avec une seule photographie, je l’aurais convaincue tout de suite. Nous dévorions des yeux les images de l’Illustration qui nous montraient le monde. Elle ne contestait pas ces preuves subjectives.
Pour ma part, je trouvais intéressant de voir avec les yeux des autres, mais, surtout avec les miens.

A PARIS, LA BOURGOGNE

Mes parents avaient recréé l’atmosphère du village qu’ils aimaient. Ils racontaient bien l’histoire de notre famille. Des vignerons qui s’étaient déplacés de vingt kilomètres en quatre cents ans. Au XVIe siècle, notre ancêtre avait des liens de parenté avec l’ancêtre de Nicéphore Niepce. Niepce signifie nièce en vieux français. C’est ainsi que l’on prononce ce nom en Bourgogne.
Le phylloxéra obligea mon père à entreprendre son tour de France comme tonnelier-menuisier. Après des années de travail il fabriqua les premiers avions en bois pour la Grande Guerre. Dans ses studios de Boulogne, il fit les décors du film d’Abel Gance, Napoléon, et ceux de la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer.
Ayant perdu ma mère à l’âge de quatre ans, je n’ai pas eu de modèle féminin. Elevée par un père qui adorait son métier, mon rêve était de trouver une profession qui me plaise. J’avais réussi le baccalauréat, grâce aux images de Chaplin dans les Temps modernes. Le sujet était le comique dans les oeuvres contemporaines. J’oublie les mots, mes yeux me servent de mémoire. L’année suivante, la dissertation de philosophie portait sur l’attention. J’ai fait une description visuelle, minutieuse de la salle d’examen. Le correcteur s’est peut-être amusé? Reçue, je me suis retrouvée dans les couloirs de la faculté de pharmacie. Mon père me conseillait ces études qui menaient à un métier sûr.

LE CHOIX

Mes futurs collègues m’emmenèrent à l’Institut d’art et d’archéologie, tout proche. C’était leur récréation. Première projection : des scènes de la vie quotidienne en Hollande du XVIIe siècle. Prenant enfin conscience de mon amour pour les arts visuels, j’entrepris sur-le-champ une licence en histoire de l’art. Au cours de mes études, les images fixes projetées m’apportaient beaucoup plus de renseignements que les films. Je compris pourquoi lorsque notre professeur, Pierre Levedan, nous fit photographier les œuvres d’art étudiées. Il fallait mettre en valeur tous les détails. On avait le temps de les regarder.
Mon petit Kodak fut remplacé par un Rolleiflex puis par un Leica. Je n’eus d’autre occasion d’apprendre la technique qu’aux cours Prisma par correspondance! On m’acheta quelques « vues », c’était encourageant. A la fin de l’année, mon professeur d’art moderne me conseilla de devenir photographe. Un soir, mon père rentra soucieux, souriant pourtant. « Il faut que je te marie pour te changer les idées. Des photographes m’ont conseillé de te mettre en garde. Ton futur métier ne convient pas à une femme ». Bien des années plus tard, je n’ai pas manqué de dire à ces bons confrères : « Un enfant pèse plus lourd que le matériel de reporter, le travail ménager est aussi fatiguant que ce métier dur. »

LE TEMPS DE LA JOIE

Août 1944 – Paris se libère – au service de la Résistance, je parcours la ville à bicyclette. Par prudence, on me défend de photographier, quel dommage! Les scènes épiques des romans de Victor Hugo sont là, sous mes yeux : les militaires côtoient les badauds de toutes les classes sociales, les vieux, les estropiés, les malades blêmes. Personne ne veut être en reste. Les femmes poussent des voitures d’enfants décorées de drapeaux. Certaines donnent le bras à des hommes armés de fusils. Des tireurs nazis qui visent la foule sont précipités du haut des toits. J’en ai vu rue Lepic. Les sirènes des ambulances se mêlent au son de l’accordéon – on danse au coin des rues. La joie éclate, celle de la liberté retrouvée.
Comme la jeune fille du roman préféré de mon adolescence, Fleur de France, j’épouse le colonel de mon réseau. Il a trente ans. Nous pensons que le nazisme est mort à jamais. Demain le monde sera meilleur. C’était non seulement notre espoir mais notre projet, nous voulions un enfant qui en profiterait. Ce petit garçon naquit.

« LA TREMPEE »

Les vieilles coutumes se moquent des grandes idées : à la clinique, au rire des infirmières, mes tantes m’obligent à manger la trempée (du pain d’épices dans du vin rouge sucré) seul moyen en Bourgogne pour remettre sur pied une accouchée. Mon père plonge le coin de son mouchoir dans le même breuvage et en humecte les lèvres du nourrisson pour qu’il soit fort. Voir le développement de la sensibilité, de l’intelligence, du caractère d’un enfant est une découverte inoubliable. La photographie m’a été précieuse pour saisir et conserver ces instants.

OLYMPE DE GOUGES

Quand j’ai voté en 1945, je suis vraiment devenue adulte. C’était la première fois, les femmes pouvaient mettre leur bulletin dans les urnes en France. Olympe de Gouges n’était pas morte inutilement, guillotinée, pour avoir réclamé ce droit aux révolutionnaires en 1793.
Par tradition, les hommes de ma famille revêtaient leurs habits du dimanche pour remplir ce devoir civique. Ils votaient la tête découverte, le chapeau à la main. J’avais mis ma plus belle robe. Mes tantes ont refusé de me confier leur choix, m’expliquant : « Tu devrais savoir qu’on ne révèle ni son salaire, ni ses opinions politiques, cela peut nuire. ». Réserve qui fait sourire les Américains.
Dans les bureaux, des jeunes femmes photographiées et interviewées me laissaient perplexe : prendre des responsabilités politiques leur semblait incompatible avec une vie de travail et leur obligations familiales. Par ailleurs, en tant que citoyennes, elles auraient aimé inventer avec les hommes de nouvelles façons de penser et d’agir.

SUR LES PONTS ROULANTS

Trois ans plus tard me voilà reporter.
J’ai travaillé à Paris et en province pour mon premier client : le commissariat au Tourisme. J’avais obtenu de photographier ce qui disparaissait : un maréchal-ferrant, le dernier corbillard tiré par un cheval de labour noir (chaque village se devait d’en posséder un). La vie dans les villes nouvelles, l’impact de la télévision, l’attrait pour les « arts ménagers », les écoles, les hôpitaux, les usines reconstruites faisaient partie des commandes. Je découvrais mon pays.
Dans les hôtels, on me prenait pour une représentante. Détrompé, on insistait « vous faites de la photographie le dimanche. Quel est votre métier pendant la semaine? » « Photographe » : ma réponse laissait l’interlocuteur perplexe et soupçonneux. Une femme qui courait les routes seule!
Dans les entreprises, on réclamait mon mari, le photographe. Après déception, c’était le baptême du feu : le chemin indiqué passait toujours par des ponts roulants qui se mettaient en marche ou des passerelles au-dessus du vide, alors j’étais acceptée, je pouvais travailler. Mariée et mère, j’avais renoncé aux offres d’appartenir à un journal, ou à un magazine, non sans nostalgie des pays lointains. Cela a déterminé ma façon de concevoir mon métier, que je n’ai jamais regrettée. Je suis entrée à l’agence de presse Rapho, qui continue à diffuser mon travail. Quand j’ai pu voyager, mes reportages au Brésil, au Cambodge, en Inde, en Amérique, au Japon m’ont déçue. Je me sentais frustrée par le manque de temps pour entreprendre un travail en profondeur, celui que je faisais en France.

DES INSTANTS PRIVILEGIES

Suivant les saisons de l’année et les saisons de la vie je photographiais l’existence de tous les jours pendant les Trente Glorieuses. Le confort, les biens matériels, les objectifs rêves. Parfois les sujets choisis différencient les hommes et les femmes de cette profession. Nous n’étions (à ma connaissance) que quatre femmes reporters en France, à mes débuts en 1947. Cela nous donnait quelquefois des avantages : par exemple pour rendre compte des « premiers accouchements sans douleur » plus justement appelés « accouchements dirigés » bien des années plus tard.
La première fois que j’ai vu une mère qui souriait et un père très anxieux assister à la naissance de leur bébé, je fus si stupéfaite que j’oubliai de les photographier. Par la suite j’ai toujours recherché à la fois l’expression des visages comme cette étonnante vision de l’homme venant au monde en entrouvrant une fenêtre au seuil de la vie.

LA GRANDE FAMILLE DE L’HOMME

Trois visites à cette exposition organisée par Edouard Steinchen (un choix de thèmes illustrés par des photographies exceptionnelles du monde entier) m’ont marquée, à tel point que, si je devais vivre sur une île déserte, c’est ce catalogue que j’emporterais. Ce ne fut pas seulement une révélation mais une étape dans ma vie professionnelle, je compris que je pourrais m’exprimer très librement, d’une façon plus personnelle que dans la presse, en faisant des expositions de mes images préférées, ou avec les meilleures illustrations d’un reportage commandé…Choisir dans mes archives des sujets que je « couvre » depuis longtemps est une troisième forme de présentation, que j’ai conçue pour le ministère des Affaires étrangères, pendant plusieurs années.
Le public écrivait « les personnes sont représentées en noir et blanc, c’est comme cela que je les vois. Elle me paraissent curieusement plus réelles. Les couleurs me distraient. Elles conviennent bien aux animaux », c’était l’opinion de Carlos qui avait douze ans. « Quelqu’un qui voit pour moi la vie vraie, ça me plaît », ainsi pensait Pamela, quatorze ans. « J’aime bien rester avec les gens aussi longtemps que je veux, dans les films ils s’en vont. » Les enfants sentent la spécificité de la photographie de reportage. Les adultes la comparent trop souvent à la peinture ou au cinéma.

TOHU-BOHU ? NON

Les foules me fascinent. Grâce à mon appareil je les retiens. Je suis loin de limiter mon intérêt à la vie privée. Au mois de mai 1968, comme dans les tournois du Moyen Age, on portait ses couleurs pendant les événements; le noir pour les anarchistes, le bleu, blanc, rouge pour les gaullistes, le rouge pour les communistes. Ceux qui se réclamaient de la Commune de Paris étaient coiffés de casquettes. Les trotskistes avaient une barbiche en pointe, ils étaient chaussés de bottes noires. Les bonnets Phrygiens allaient bien aux filles et aux adolescents. Les lunettes et les casques de motocyclistes protégeaient des coups. Les mouchoirs collés sur le nez atténuaient la virulence des gaz lacrymogènes et rendaient anonymes. Les défilés des maoïstes, bras dessus, bras dessous, courant et haletant, étonnaient. Ces scènes d’histoire demandaient à être photographiées en couleurs (je le fis le plus souvent). La jeunesse ne voulait plus de notre société!

LA PEUR – L’EMERVEILLEMENT

L’Exposition internationale d’Osaka en 1970 m’impressionna par l’agressivité de ses formes tout en pointes, et par la défense de certains de ses pavillons terrés tels des blockhaus. Pourtant, à l’intérieur de l’un d’entre eux, les Américains avaient proposé des spectacles audiovisuels, des murs d’images, des films, des photographies sur la vie de leurs différents Etats. Reflets d’une civilisation. Je travaillais pour un groupe d’architectes. Chaque discipline apportait des messages différents pour des besoins différents. Les photographies agrandies demandaient un effort aux spectateurs. Ils ne les recevaient pas d’emblée. Les regarder attentivement était et est une nécessité. Alors, seulement les images libéraient leur message, disaient leurs secrets, livraient l’harmonie des gris et des lignes savamment composées, bref la personnalité de l’artiste.
Chaque siècle a ses peurs. Tous les siècles ont leurs beautés. J’ai toujours été émerveillée par les créations artistiques, leur perfection s’alliant à leur pérennité.
Du haut d’un clocheton qui dominait les toits aux tuiles multicolores, j’apercevais les vieilles rues piétonnes, agréables, imprévues et de loin une longue et fine chenille orange, aux lignes harmonieuses, faite pour glisser en mangeant le temps : le TGV. C’était à Dijon, je photographiais la vie d’aujourd’hui dans des moments d’autrefois. Les époques se succédaient, l’actuelle ne reniait aucune d’elles.
Photographie, reportage, histoire de l’art, accueil chaleureux, tout semblait s’unir pour réaliser mon rêve.

LA BEAUTE ET LA MORT

L’année suivante en ce printemps 1980 la nature renaissante me parut plus belle que jamais. Elle mettait en valeur tout ce patrimoine artistique du canton de Nolay. Je devais la saisir. Mon contrat de reportage m’obligeait à travailler vite et intensément. Cet impératif précis se sauva. Une nouvelle terrible, la disparition de mon fils, m’atteignit en ces jours-là. J’habitais chez ma soeur heureusement. Nicolas Jaeger était médecin et grand alpiniste. Il avait atteint seul le sommet de Lho-tse dans l’Himalaya, à plus de 8500 mètres. Il n’est jamais redescendu dans la vallée. Le temps ayant changé brusquement. La tempête dura quarante-huit heures.
Inexorablement la vie continuait sans lui mais ses enfants étaient là et sa femme aussi. Elle était courageuse. L’avenir de leur fille aînée me motiva particulièrement pour entreprendre un reportage Des femmes et des métiers non traditionnels (pour le ministère des Droits de la femme). C’était tenter de faire comprendre à une adolescente que chaque saison de la vie prépare la suivante et qu’ainsi se construit la vie entière. Elle est devenue ingénieur agronome œnologue suivant ainsi la tradition familiale.

DES AVEUGLES VOIENT A TRAVERS LA PHOTOGRAPHIE

Après cette période si douloureuse, je retrouvai les sujets préférés sur lesquels je travaille depuis mes débuts : la vie des femmes que je sens différemment de mes confrères (je la vis). Celles des jeunes, qui apportent, eux aussi, des changements indispensables à une civilisation usée. Celle des ruraux, car mes origines et ma soeur peintre et vigneronne me rapprochent d’eux. Bref la vie des Français qui m’étonneront toujours : « Votre exposition Dijon vu par nous intéresse, nous voudrions vous rencontrer », écrivait un groupe d’aveugles. Ce n’était pas une plaisanterie. L’hôtesse de Dijon me l’assura.
Ils sont venus partager les sensations que j’avais eues à la prise de vues. Le guide leur avait décrit certaines de mes photographies, mais cela ne leur avait pas suffi. Cette fois, ils parurent satisfaits.
J’étais heureuse, plongée dans un abîme de réflexions, amusée aussi par le côté insolite de cette rencontre. Les imprévus, les changements, les différences, les milieux divers, le passé au présent, la curiosité du futur, le côté humoristique de certaines situations de la vie sont le sel et l’intérêt de mon métier de photographe.

LES ATELIERS DU FUTUR

Peu à peu, les résultats des travaux des scientifiques m’ont intéressée. Dans ce domaine, le cerveau de l’homme ne me déçoit pas. Ses investigations paraissent sans limite. J’avais envie de faire des images des chercheurs et des techniciens. J’ai été dépaysée en pénétrant dans le monde climatisé, calme et blanc de leur travail. Les silhouettes (aperçues à travers les vitres qui isolent) sont mystérieuses. Coiffés de cagoules, revêtus de blouses vertes ou blanches, bottés, masqués souvent, ces humains ont un dialogue visuel, ésotérique avec les petits écrans et les machines. Seuls une taille plus élevée, certaines lignes courbes, des mains plus fines, des yeux maquillés différencient les femmes des hommes. Les appareils les plus perfectionnés ont souvent des allures rassurantes de meubles de bureau. Les formes fonctionnelles, futuristes, harmonieuses ou curieuses des domaines de l’Espace et des Télécommunications font exception. Elles excitent l’imagination. L’ensemble fait penser à un film muet tourné sur une autre planète. Saisir les ambiances de ce monde d’initiés m’a intéressée. Pourtant j’attendais avec impatience de voir des visages. Pas de véritable surprise : les fronts sont grands (c’est une banalité vérifiée), les regards sont réfléchis, puis rêveurs, intelligents, inoubliables. Des savants traditionnels et modernes à la fois? L’apparence de l’homme change évidemment moins vite que ce qu’ils inventent. Les femmes ne ressemblent pas toutes à Marie Curie. Toutes parlent de leur travaux avec passion et l’humilité des néophytes enfin admis à transformer l’univers qu’elles partagent pour plus de la moitié avec les hommes.
Les discussions entre les membres d’un même groupe de travail permettent de prendre sur le vif les expressions et les gestes qui dévoilent l’intérêt, la lassitude, la « trivialité » ou la joie des raisonnements dégustés comme des mets délicats.
La précision des sciences, des études difficiles et accaparantes, des résultats utiles, des recherches patientes qui aboutissent parfois à des découvertes, semblent aider ces contemporains que j’envie à supporter les « turbulences » d’une nouvelle civilisation qui se cherche.

LA MEMOIRE ET LE PRESENT

Des Français et des Françaises, il y a quarante-cinq ans que je les photographie dans leurs rôles ancestraux et nouveaux. Tout changement est délicat à vivre, mes reportages en témoignent. Un des événements les plus importants de notre époque, la contraception, apporte aux femmes le choix de donner la vie. C’est un changement social considérable.
La loi sur l’égalité du salaire pour un même travail m’a paru trop souvent peu appliquée dans les faits.
La vision des visages angoissés des chômeuses à la recherche d’un emploi (d’autant plus difficile à trouver que les formations appropriées leur manquent) me hante.
Par contre, photographier un nombre grandissant de nos contemporaines à des postes de responsabilités inhabituels (et qu’elles sont les premières à occuper) a été une joie. Ne pourraient-elles pas aider à mettre en pratique des valeurs collectives qui feraient une Europe plus fraternelle?
Lutter ainsi contre nos raisons de vivre trop personnelles.
D’autres urgences sont là, ne serait-ce que protéger la vie sur la Terre. Des sujet qui susciteront de surprenants reportages photographiques.

 

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